1939 - 1945 : le moscatel du général


Mon 1er bac et le 18 juin 1940

Je sortais du Lycée Fromentin où j'avais planché sur la dissertation anglaise de mon premier bac.

Mon professeur d'anglais, Madame Laffitte, venait à ma rencontre, souhaitant savoir comment je m'étais comportée. Tout allait bien, grâce à elle je devais être notée 18 à l'écrit et 18 à l'oral… Cela , je ne le savais pas encore, mais je savais que trop, déjà, que l'armistice venait d'être signé par le maréchal Pétain , ce qui m'était insupportable!

-"Denise, me dit Madame Laffitte, j'ai entendu à la BBC un officier français qui m'a redonné l'espoir: il a dit "la France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre"!

Acceptez vous de distribuer des tracts aux Facultés pour informer les jeunes des émissions de la radio anglaise? Je sais pouvoir compter sur vous"!

Les semaines et les mois passèrent…

 

La photo mythique

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Le frère de mon amie Addée, Jean Mazel, âgé de dix sept ans, réussit à rejoindre le nouveau groupe des "Français Libres" . Auparavant il m'avait donné une photo:

-"Voilà de Gaulle me dit-il"…

J'ai longtemps rêvé sur cette photo magique…

Prélude au Débarquement des Alliés: le poste émetteur de ma tante Jeanne Perret, , Albert et Marcelle Marquet, Paule Lenoir , Robert Billecard et bien d'autres….

Vint le débarquement des Alliés dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942.

Les textes parlent souvent du "8" novembre: c'est inexact: ce fut dans la nuit du 7 au 8.

Auparavant j'avais tenté de rendre quelques services.

L'un de mes oncles, Charles Perret , et son épouse, Jeanne, née Paulet à Bordj Bou Arréridj , militaient activement dans l'ombre.

Le docteur Aboulker dans le livre où il relate les événements d'Alger précédant le débarquement cite ma tante et son poste émetteur…

Mon oncle , dans les service de renseignements de la Marine était informé de bien des choses…et agissait secrètement pour aider certains à rejoindre Gibraltar..

Il se passa , ainsi, un événement dangereux:

Mon ancien, et très cher, professeur de Lettres, Paulette Lenoir , avait été arrêtée, et emprisonnée après quelques tortures parce qu'elle était communiste.

J'étais intervenue auprès d'un avocat de très grand talent, ami de ma famille, Robert Billecard, pour qu'il prenne sa défense. Ce qu'il fit.

Lui-même, lieutenant d'aviation de réserve, aide de camp du Général commandant en chef des Forces aériennes devait hélas, plus tard, être abattu , dans son avion de bombardement, au- dessus de Toulon, le 17 août 1944 …

Madame Lenoir, emprisonnée dans une cellule humide , dans les sous sols d ' un ancien fort turc, battus par la mer , non loin du lycée de garçons d'Alger, devait devenir tuberculeuse.

Auparavant au cours des "promenades " très surveillées des prisonniers, l'un de ses voisins avait pu s'entretenir avec elle : c'était un "agréable jeune homme" qui voulait s'évader, expliquant qu'il était prisonnier politique aussi.

Madame Lenoir lui donna toutes la adresses de ma famille et celle du peintre Albert Marquet, dont l'épouse, Marcelle, née Martinet , était grande amie de ma tante…

Marquet et moi étions aussi timides l'un que l'autre…

Il m'est arrivé d'être assise auprès de lui, lors d'une réception familiale.

Marcelle Marquet et ma tante se livraient à des joutes oratoires.

Marquet et moi silencieux.

Et tout à coup ces mots de Marquet vers moi:

-"Vous devriez peindre"…

-"Oh Non! Je ne saurais pas"!!!

Revenons à nos prisonniers …

"L 'agréable jeune homme" parvint à s'évader. Muni des adresses fournis par Madame Lenoir il chercha refuge auprès de Marquet. Surveillé de près par deux hommes qu'il nommait ses "anges gardiens", le peintre recommanda la jeune homme à ma famille et les uns et les autres , lui apportèrent aide , gîte, couvert, et finalement direction du réseau qui pouvait lui faire gagner Gibraltar…

Hélas, ce jeune homme n'était pas un politique mais un fils de famille dévoyé, un prisonnier de droit commun , métropolitain, qui pour avoir sa liberté dénonça toutes les personnes qui l'avaient aidé….

Ma tante, prévenue d'une proche perquisition me fit appeler d'urgence pour que je la débarrasse de livres compromettants … Ce que je fis d'enthousiasme. Je me revois, chargée de deux lourds ballots descendant à pied la rue Michelet Nous n'avions aucun moyen de transport……

Ma famille ne dut sa liberté qu'à Robert Billecard qui sut s'arranger pour faire disparaître en les mâchant et les avalant les papiers compromettants chez le juge d'instruction…

Et ce fut le débarquement allié tant attendu!

Ce matin du 8 novembre je me trouvais très tôt dans la rue, dans la direction de la villa de ma tante… Et tout à coup j'ai rencontré le premier commando: des Anglais, vêtus de tenues américaines et barbouillés de noir… camouflage…

J'ai compris: -"Les voilà! Ils ont débarqué"!!!

Et j'ai couru à toutes jambes annoncer la bonne nouvelle!

Dans un livre qui vient de paraître, chez Gallimard, "Le Onzième commandement", André Rosfelder raconte tout cette période…

Alger, le "Cercle Combat".

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Marcelle Marquet , Albert Camus , et d'autres , organisèrent le cercle "Combat" . ..

J'y fus conviée et m'efforçai de rendre quelques services . Marcelle Marquet le relate, dans une lettre très difficile à déchiffrer. Elle était alors paralysée et ses pauvres mains ne répondaient pas bien à sa demande. J'ai donc transcrit ce texte pour une meilleure compréhension.


Cliquez sur les images pour les agrandir

La "Rencontre" , l'apéritif du Général.

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Les événements se précipitèrent… Le général Giraud, évadé, semblait avoir la préférence des Alliés … De Gaulle décida de se rendre à Alger…

Je me trouvais chez mes parents, dans le centre d'Alger, près de l'Eglise Saint Charles de l'Agha, transformée , depuis l'indépendance, en mosquée, lorsque vinrent me chercher

Jean Claude Martinet et un autre ami qui disposaient exceptionnellement d'une voiture , militaire ou civile? Je ne le sais plus…

De toute façon comment aurais je pu accorder la moindre attention à une voiture? L'émotion m'étranglait. J'allais voir le grand homme! Sa photo ne quittait pas mon sac (ou mon cartable)?

-"Denise, vous avez été choisie pour servir l'apéritif au Général"!

Emotion d'autant plus forte que j'étais écrasée par une timidité handicapante!

A toute allure nous avons dévalé la rue principale d'Alger, la rue Michelet, prolongée par la rue Dumont – Durville , avant de stopper brutalement, à l'orée de la rue d'Isly proche du square Bresson , où les enfants aimaient monter les petits ânes gris de location, face à l'Opéra, et au grand café " le Tantonville" …

 

Le Cercle "Combat"

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Au cercle Combat quelques bénévoles avaient terminé les préparatifs; une famille avait offert une grande nappe blanche damasquinée pour dix huit couverts au moins , véritable trésor pour cette époque de pénurie, élément d'un ancien trousseau de mariage de qualité qui aurait pu fournir l'étoffe de plusieurs vestes d'été ou de plusieurs robes!!!

La longue table sur tréteaux recouverte de cette nappe , quelques verres à la hâte, disposés devant nous…la bouteille de Moscatel de guerre, porto algérois , sans toasts, sans gâteaux , la petite jeune personne tremblante derrière la bouteille et les verres… et voilà qu'arrivent des soldats, des "français libres" des "fans" de de Gaulle.

Ils discutent entre eux: -"Ah non! Pas question! Pas question d'accepter Giraud! Nous sommes prêts à nous battre pour notre général"!!!

Brusquement les discussions stoppent. Silence, silence, silence total…

Le général arrive, auprès de l'hôtesse, Madame Alcay qui lui fait visiter les installations…

Je vois un uniforme qui n'en finit plus…de mes 1 mètre 65 je dois lever la tête pour rechercher le regard du visage qui sort de cet uniforme…. Et je ne le rencontre pas! Je ne le trouve pas !

Le regard du Général se perd dans les lointains, au delà d'une fenêtre haut perchée!!!

Sa lente marche l'a cependant amené jusqu' au Q.G. des verres et de la bouteille.

Quelqu'un m'a présentée..

Et là, écoutez bien, lisez bien les paroles qui ont été échangées pour l'information, l'édification et le bonheur des générations à venir!

Goûtez à la sagesse extrême des propos tenus :

D'une voix tremblante j'ai dit:

-" Du moscatel"?

Et lui, bienveillant, paternel, et lointain , d'un geste très descriptif qui accompagnait ses augustes paroles:

-"Très peu!!! Très peu"!!!

Oui! Vous avez bien lu: il a dit –"très peu" ! par deux fois !!!

J'ai donc versé un peu de moscatel dans un verre…

Vous croyez peut-être que c'est là une opération facile, banale? Eh bien, pas du tout! Pour ne pas trembler, pour être capable de tendre un verre à un aussi grand homme, aussi haut de taille, il fallait vraiment avoir une "baraka" spéciale!!!

Il a trempé ses lèvres… Il a reposé le verre…

Il m'a tendu la main.

La mienne s'est perdue, absolument perdue dans la sienne, engloutie étonnée…déçue…de ne pouvoir participer à une poignée de main que j'avais espérée conviviale et énergique…

Puis il est reparti de sa marche lente , son regard toujours perdu dans les lointains…

Les soldats m'ont entourée: -"où est son verre, où est son verre"???

Ils partaient avec le verre… Je les ai arrêtés:

-"Dites moi , ma photo, dites moi, ce n'est pas celle du général"???

Ils ont ri:

-"Bien sûr que non! Cette photo, c'est celle de Leclerc"!!!

 

Denise VB
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