1939 - 1945 : Saint Exupéry et le sergent américain

"Dites moi s'il vous plaît, dites moi,
En ces temps et en ces lieux
Qu'auriez vous fait à notre place "???

Alger Deuxième guerre mondiale.

1941-42

Les Algérois ne reçoivent plus rien de la Métropole. Ils sont pratiquement coupés des campagnes. De l'armistice de juin 1940 au débarquement allié de novembre 42 les Algérois, dans leur très grande majorité auront faim. J'ai pleuré de faim.
Heureusement, pour moi comptaient par dessus tout "les vraies richesses"!!! C'était d'ailleurs le nom de la librairie - centre culturel d'Edmond Charlot , seul à représenter l'édition française libre, à Alger, dans sa boutique de la rue Charras.

Là pouvaient se rencontrer Albert Camus, Emmanuel Roblès , André Gide, Jean Amrouche, Jean Bosco, l'auteur de "Le Mas Théotime " "Malicroix," et bien d'autres écrivains et artistes encore. Leur nombre augmentera lorsque le débarquement allié aura "bloqué" à Alger nombre de voyageurs.

Edmond Charlot avait édité Malaparte, et si mes souvenirs sont exacts, un livre d'Arthur Koestler, je ne sais plus lequel… Grisé par un succès inespéré, il pensait, avec beaucoup d'illusions, qu'à la Libération il supplanterait Gallimard, Grasset, et les autres… Le pauvre ("pobretto")! n'y parvint pas!'

Et voilà que les Américains, dynamiques et joyeux se présentent . Face aux malheureux "Camps de Jeunesse" français, misérablement fagotés , (les jambes emprisonnées dans des bandes molletières ?) , ils arrivent, dans leur tenue décontractée et leurs inépuisables richesses

La crise du logement sévit cruellement aussi. L'afflux de réfugiés venus de partout et le nombre important d'officiers et sous officiers désireux de se loger convenablement aggravent le problème. Vivant chez mes parents, en centre ville, je disposais sur les hauteurs , au lieu dit: "les sept merveilles " d'un studio, que je louais meublé.

Un matin des amis, les Marquet peut-être bien, sonnèrent de bonne heure à la porte.
-"Denise! Denise! Votre studio est libre paraît-il! Pourriez vous le louer à Saint Exupéry ? Il vient d'arriver, cherche un logement agréable; nous avons pensé au vôtre…"

Saint Exupéry! Le petit Prince! Vol de nuit !
Rencontrer Saint Ex! Loger Saint Ex!!! Bien sûr! Avec joie, avec bonheur!

Quelqu'un , de la famille, passa près de moi:
-" Il faudrait réfléchir un peu! En parler en famille! Prendre deux ou trois heures avant de donner la réponse définitive"!
-"Bien bien dis-je! Nous allons réfléchir un peu mais évidemment ce sera "oui"!!!

Les amis de Saint Ex. partis, l 'intervenante temporisatrice m'informa :
-"D'autres personnes sont déjà passées, proposant un autre candidat! Et ta mère est très intéressée !!! Saint Ex est très tentant, très estimable, merveilleux écrivain, mais…mais…mais…il faut savoir que l'autre postulant est un sergent américain qui travaille dans les services cinématographiques de l'armée où il est chargé … du ravitaillement!!! Ecoute bien: il propose de payer en nature ! C'est irrésistible!"

Ma mère en cet instant rentrait , épuisée , bredouille , de longues courses improductives.
-"Je sais bien me dit-elle que tu préférerais Saint Ex!!! Mais moi j'ai besoin de farine, de sucre, d'œufs, de beurre, de café! J'en ai assez de faire griller des noyaux de dattes ou de cerises pour fabriquer cet infâme ersatz de café!!! J ' ai envie de préparer de bons gâteaux, de bonnes tartes! De bonnes quiches lorraines !Il faut choisir l 'Américain"!!!

Résignée, je dus enseigner à ma mère , aux anges, quelques rudiments d'anglais.
Elle sut fort bien les utiliser au cours des temps . Cela donnait à peu près cette chanson triste:
-"Will you give me some flour, some butter, some sugar, some coffee, some milk and a few eggs, please"!

L'autre riait gentiment, amusé par l'accent de ma mère… Il arrivait chargé de cartons, de bouteilles, de boîtes magnifiques de chocolats, de cartouches de cigarettes.Il apportait même certains des premiers films en couleurs et les présentait chez mes parents, pour la joie conviviale de la famille et des amis… Et, pour accuser réception , ma mère savait réciter une leçon par moi enseignée, mais finalement très "british" pour cet américain; C'était en substance:
-" Thank you so much! You are very kind indeed"!!!

Vous dirai - je le nom de notre locataire – ravitailleur ?

Il s'appelait: Carl Heuer et pensait être d'origine allemande… mais longtemps, bien longtemps plus tard j'ai soupçonné plutôt une ascendance alsacienne!!! Un "cousin" peut-être, du XVIII é ou XIX ème siècle??? Cela nous ramène à la chère généalogie!!!

Et Saint Ex? Où était-il passé???
Il avait réussi à se loger… L'année suivante, en 1944, au mois d'août, il prit son avion, comme vous le savez….
Et notre ami Billecard, quelques jours plus tard, partit , lui aussi, pour une mission aérienne qu'il avait exigée …
Tous deux ont disparu en mer…

Et parfois je me demande si les restes d'un aviateur, retrouvés au large des côtes varoises et dont on dit qu'elles sont peut-être de Saint Ex. ne seraient pas de Billecard qui, lui aussi, portait une gourmette offerte par une amie…

Quant à Carl , devenu l'ami de la famille, nous n'avons jamais reçu de ses nouvelles! Je crains fort qu'il se soit trouvé face aux panzers lors de la bataille des Ardennes et qu'il ait , là, perdu sa vie insouciante…

C'était la Guerre!!!

Ainsi dans la Grande Histoire s'inscrivent de menus faits, des anecdotes qui font le quotidien. Et parfois je me demande aussi , comme le faisait M. Lenôtre, si les "petits papiers", les "petites histoires" ne sont pas chargés de la plus grande vérité…

Longtemps, longtemps, longtemps, j'ai ressenti le remords de n'avoir pas loué à Saint Ex… Mais, comme dit le cynique: -"Mieux valent des remords que des regrets"!!!

Denise VB
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